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" FEU DE TOUT BOIS " - Recueil de poèmes, édition France libris, 2015

Feu de tout bois

Écrire

Écrire au jour le jour
Accueillir le natif
L’essentiel, le fugace
Chevaucher ce qui passe
La course est belle à voir
Un grand bouquet d’écume
Comme un voilier filant
Qui traverse la brume

Écrire au jour le jour
Écrire au subversif
Pour chasser la misère
Et au contemplatif
Pour sentir fleurir l’air 
Et garder ses parfums
Découvrir l’air ému 
Du soir qui doucement
Enroule sa musique
Dans son orgue de rue

Photos jeanne ecrivain 1

 

Écrire au jour le jour
L’esprit libre et ouvert
Tenir son feu en vie
Même avec du bois vert
Et témoigner toujours
D’un peu plus de chaleur
Pour entraîner les cœurs
À repousser l'hiver

 

Tout m’intéresse

Tout m’intéresse
La hauteur du ciel bleu
La qualité de l’air
Celle des oiseaux clairs
Et les forêts en feu
Les jardins ouvriers
Qui n’ont pas de maison
Et les grands parcs bourgeois
Qui s’font une raison

Tout m’intéresse
Ma campagne éloignée
La vie de mon voisin
Qui boit du mauvais vin
La voix de la voisine
Qui a perdu son chien
Le prix de la baguette
Qui ne résiste pas
 L'aïeule qui recompte
Soupesant son cabas

 

 

Tout m’intéresse
Ceux qui ont échoué
Qu’on remet à la mer
Ceux qui vont échouer
Et reviennent amers
Oui, tout m’intéresse
Je suis dans de beaux draps
Tant que j’aurai une âme
Et que j’aurai des bras
Tout m’intéressera

Je m’intéresse à toi
Saleté de misère
Et je balaie mon toit
Pour serrer dans ma poche
Un reste de lumière           
 
 

 

La Grand-terre

Il semait bien son dernier blé
Quand a retenti le tocsin
Il lui restait une rangée
Au champ qu'on nommait la « Grand-terre »
Un rang de plus, un rang de moins
Bon dieu, qu’est-ce que ça peut bien faire...

Il alla embrasser sa mère
Puis rejoignit le régiment
À mille lieux de sa chaumière
Un’ lieue de plus, un’ lieue de moins
Bon dieu, qu'est-ce que ça peut bien faire...

C'est à Verdun qu'il dit adieu
À deux copains sous la mitraille
Peut-être trois, peut-être quatre
Plus de copains et leurs médailles
Mais un de plus ou un de moins
Bon dieu, qu’est-ce que ça peut bien faire...

 

 

Il combattit jusqu’à la fin
Couvert de poux, mourant de faim
On parlait de cesser la guerre
Mais le dernier jour au matin
Il disparut dans un cratère
Un jour de plus, un jour de moins,
Bon dieu, qu’est-ce que ça peut bien faire...

Et puis voici, cent ans après
Dans une fouille de Lorraine
On retrouva son matricule
Quelques débris du pauvre hère
Enfin il retrouva sa mère
Dans un grand trou de la « Grand-terre »
Cent ans de plus, cent ans de moins
Bon dieu, qu’est-ce que ça peut bien faire...

Mais voilà...

Je dois me saisir du dernier élan
Pour tenter un envol furtif
En amont des sérénités
Je dois me saisir du mot le plus brut
Le plus neuf, le plus profond
Pour en faire une dérive
Des pesants continents
Un soc de charrue
Pour creuser le ventre du jour
Sans fioriture ni geste élégant
Avec force et contrition
Pour que cesser la lutte
Soit comme un bonheur
Je dois penser au salut
Je dois garder sous le pied
L’inaccessible étoile
Pour l’heure définitive et flouée
Où ne voguera plus la galère
Où la vie ne sera que lambeaux de voile
Agrippés aux branches du vent
Je dois sans haine et sans retard
Affronter la face goguenarde
De l’impatiente finitude
Et son bazar itinérant
Qui ouvre aussi le dimanche
Et ne fait pas crédit

Mais voilà, j’aime
La joie qui broute dans les bois
Les désirs d’azur aux abois
Le silence entre toi et moi
Et l’amour qui n'a pas de loi...

Éternel jasmin

Le jour s’en va à tire d’aile
Au fond de la nuit des prunelles
Mais je garde à l’orée des rêves
La fleur du jasmin à peau blanche
Si minuscule étoile si franche
Qui saisit l’âme et vous l'enlève

L’ombre envahit tous les buissons
J’ai mes ténèbres personnelles
Mais il s’y trouve des trouées
Peuplées de jasmin en étoile
Qui transfigure l’horizon
Son parfum regonfle ma voile
La nuit aura toujours sa clé

Le jour s’en va à tire d'aile
Mais le jasmin, lui, est resté
Il rejoint les constellations
De la mémoire apprivoisée

Commentaires

  • Claude LUEZIOR
    Merveilleux « Feu de tout bois ».
    Malgré toutes mes obligations du moment, je me suis d'emblée abreuvé à la source : vos poèmes sont frais, chauds de soleil, aérés, vivants. Ils sentent la rosée, les chemins de traverse, l'ombre des pervenches, le printemps ingénu, l'automne clair, les harpes du vent.
    Pour ces instants de bonheur, que je vais encore prolonger à satiété, un grand merci du fond du cœur.
    Claude Luezior
    mail :  cluezior@tahoo.fr  
    site :  claudeluezior.weebly.com
  • Michel LAGRANGE
    • 2. Michel LAGRANGE Le 06/03/2017
    Je viens de refermer ce « Feu de tout bois » de Jeanne Champel-Grenier.
    Je suis « tout chose », comme on dit quand on vient de se faire traverser par des parfums, des murmures et des clartés que l'on espérait sans y croire .
    Ce recueil est plein de choses réellement vues, de sentiments éprouvés, de rencontres qui récompensent la quête d'un être en perpétuelle mouvance, en constante interrogation..../....
    Si l'on trouve ici les émotions d'un poète romantique, en harmonie avec le mystère et la beauté de la vie naturelle, on entend les soupirs de déception, les vrais cris de révolte. Tout intéresse l'auteur. Rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Elle n'ouvre pas les yeux pour rien. Elle décrypte le silence même, elle court après la chance, elle croise en chemin la mort, subit l'amertume et la désillusion.
       « Bon dieu, qu'est-ce que ça peut bien faire » !
    Cependant, elle veut croire, malgré tout à la bonté, à la beauté, à l'amour . Ce sont des poèmes de bonne foi. Des poèmes en noir et en couleurs. Aux couleurs du visible et de la simplicité du cœur, mais aussi de l'invisible qui tremble et affleure derrière le rideau des apparences. On pense aux petits trésors de Paul Fort, par le rythme musical qui brode sur le silence, et domestique la mémoire, et appelle à la sympathie. Même les nuits se sont mises en couleurs parce qu'elles font miroiter la pensée des paroles.
       « La nuit est un pays où les paroles pensent ».
     Le jour est un pays où les cœurs se comprennent. Merci Jeanne Champel-Grenier.
    Michel Lagrange
    lagrange.michel@orange.fr           
  • Louis DELORME
    Jeanne CHAMPEL GRENIER - FEU DE TOUT BOIS - cité du livre

    Pourquoi j’écris ? Dès qu’on commence à prendre la plume, on se pose la question. Vient très vite le : et pour qui ? La première de ces deux questions, le poète se la pose ( et c’est sans doute la grande différence entre le romancier et le poète ) parce qu’écrire, chez lui, est un besoin viscéral. Et c’est peut-être justement pour méditer sur ces questions qui n’ont pas de réponse qu’il se les pose. Chaque poète, bien sûr aura ses propres échos.
    Jeanne Champel Grenier se les est forcément posées ces questions et elle y répond à sa manière rien qu’avec ce titre, FEU DE TOUT BOIS : « écrire au jour le jour / Accueillir le natif / L’essentiel, le fugace / Chevaucher ce qui passe / La course est belle à voir / Un grand bouquet d’écume / Comme un voilier filant / Qui traverse la brume .» ( in écrire ) Tout est dit ou presque : il s’agit de saisir tout ce que la vie a de beau, de bon, de transitoire, de saisissable dans l’instant. Le poète d’aujourd’hui n’écrit plus de ces longues tirades qui demandaient un projet, une construction précise, nécessitaient un travail de longue haleine. C’est là, la grande différence avec le roman. « écrire au jour le jour / L’esprit libre et ouvert / Tenir son feu en vie / Même avec du bois vert...» ( ibidem ) écrire est l’une des plus importantes manifestations de la liberté. Liberté d’expression qui suppose celle de conscience. La première des motivations, quoi !
    Ce feu, Jeanne l’entretient avec tout ce qui l’intéresse et justement tout l’intéresse : la beauté de la nature et sa préservation : «  Tout m’intéresse / La hauteur du ciel bleu / La qualité de l’air / Celle des oiseaux clairs / Et des forêts en feu. » Le sort des petites gens : « Tout m’intéresse... Le prix de la baguette / Qui ne résiste pas / L’aïeule qui recompte / Soupesant son cabas » « Je m’intéresse à toi / Saleté de misère / Et je balaie mon toit / De toute ta poussière / Pour serrer dans ma poche / Un reste de lumière » ( in Tout m’intéresse ) La beauté ne peut suffire. Il y faudrait le bonheur de chacun. Cela n’interdit pas la poésie pure : « Une broche d’épeire / Brodeuse de silence / Fait à peine trembler / Un coin du voile gris / Qu’un rayon par instant / Irise et transfigure ». ( in Quête antique )
    Jeanne évoque aussi Nerval et le Valois de Sylvie, la Venise du Titien et du Tintoret, le voyage interminable des Gitans, la Bretagne et ses mers... mais la sensibilité du poète se fait toujours rattraper par l’histoire et l’actualité ; l’histoire qui se répète, hélas : « Il semait bien son dernier blé / Quand a retenti le tocsin / Il lui restait une rangée / Au champ qu’on nommait la Grand-terre / Un rang de plus un rang de moins / Bon Dieu qu’est-ce que ça peut bien faire...» ( in La Grand-terre ) et l’actualité : « Dans la mer du Japon / Flottent les lotus / Arrachés aux jardins / Et les petits enfants / N’ont plus de mains / Pour les cerfs-volants.» ( in Fukushima mon amour ) La barbarie qui se renouvelle car la bête n’est jamais morte : « C’était aux temps anciens brûlés par les Barbares / Mieux vaut s’en souvenir, hélas, il n’est pas rare / Que des illuminés drogués de fausse gloire / Sous couvert d’espérance, d’ignoble sainteté / Rejoignent ces salauds remplis de cruauté / Qui parlent de torture, de décapitation / Et de détruire enfin la civilisation / En mangeant la semoule et en buvant le thé.» ( in Mémoire de sable ) Le dernier vers de ce poème fait encore plus mal que tous les autres.
    Mais je reviens à mon propos du début. Le poète ne peut s’empêcher d’écrire ce dont il s’émerveille, ce qui lui trotte dans la tête mais aussi, on vient de le voir, ce qu’il a sur le cœur et qu’il est forcé de crier : « Des poèmes parfois me réveillent la nuit / C’est l’heure d’accoucher sans douleur et sans bruit / Les yeux encore fermés, j’écris sous la dictée / Quelle force vraiment que ces phrases nocturnes ! » ( in Poème nocturne ) Qu’ajouter de plus ? Au lecteur de le dire !
    Louis Delorme
    brontosaure@orange.fr

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